Dans « Perspectives terrestres ». Scénario pour une émancipation écologiste aux éditions du Seuil et publié récemment en 2025, Alessandro PIGNOCCHI poursuit son œuvre singulière mêlant anthropologie, politique et bande dessinée. Ce nouvel opus se présente à la fois comme un manifeste graphique et un scénario d’action destiné à sortir des impasses de l’écologie politique contemporaine. Face à l’effondrement écologique et à la montée de l’extrême droite, Allessandro PIGNOCCHI esquisse une stratégie concrète et sensible : construire, peu à peu, un monde à côté du capitalisme.
Rompre avec la modernité : critique d’un cadre idéologique …
Le livre s’ancre dans une critique radicale de la vision occidentale moderne du monde, marquée par la séparation entre nature et culture. S’appuyant sur les travaux de Philippe DESCOLA et Bruno LATOUR, Allessandro PIGNOCCHI rappelle que cette frontière artificielle empêche toute forme de solidarité réelle avec le vivant.
Contrairement à certaines lectures simplistes qui attribuent la rupture au développement de l’agriculture ou à la domestication, Allessandro PIGNOCCHI souligne que c’est l’idéal d’émancipation moderne — fondé sur l’exploitation d’une nature objectivée — qui a véritablement instauré la coupure.
« Ce n’est pas l’agriculture ni la domestication qui ont provoqué la rupture avec le vivant, mais l’idéal moderne d’une nature extérieure et instrumentalisable. » Allessandro PIGNOCCHI
Dans cette perspective, renouer avec une relation de continuité entre humains et non-humains devient une condition de survie et d’émancipation.
Une écologie des affects : entre deuil et attachements joyeux …
L’un des apports majeurs du livre est de déplacer l’enjeu écologique du domaine rationnel vers celui des affects. Loin de se satisfaire des discours d’alerte ou des chiffres alarmants, Allessandro PIGNOCCHI affirme que la conscience de l’effondrement, à elle seule, ne mobilise pas. Elle peut même paralyser et nous sommes plusieurs à faire ce triste constat.

Il propose alors d’ancrer les luttes écologistes dans des attachements sensibles et joyeux aux milieux de vie. Ces attachements, construits dans l’expérience, sont selon lui les seuls capables de produire une puissance politique durable.
« L’angoisse climatique isole. Les attachements terrestres rassemblent. » Allessandro PIGNOCCHI
Plutôt que de cultiver une posture de culpabilité ou de sacrifice, il s’agit de valoriser les relations interspécifiques, les formes de vie locale, et les affects partagés qui nourrissent l’action collective. Bref, positiver !
Un scénario d’émancipation : construire un à-côté du capitalisme …
Face à l’impuissance des grandes négociations internationales et à la récupération des discours écologistes par des logiques managériales, Allessandro PIGNOCCHI élabore une stratégie en deux volets, pensée comme une tactique de contournement.

Le premier en déployant des formes d’autonomie territoriale.Ce premier axe repose sur la création de territoires autonomes et reliés, capables de soutenir les luttes sociales et de proposer des modes de vie résilients. Ces territoires sont conçus comme des bases arrières des mouvements sociaux, mais aussi comme des laboratoires de transformation.
D’autres exemples sont proposés dans le livre :
• Mettre en place des « greniers de la lutte » pour fournir de la nourriture aux piquets de grève.
• Créer des réseaux entre fermes paysannes, lieux culturels et collectifs militants.
• Favoriser l’émergence de municipalités citoyennes capables d’instaurer localement des politiques favorables au vivant.
L’objectif n’est pas de conquérir le pouvoir central, mais de créer des interstices puissants, soutenus par des alliances multiples, qui affaiblissent la dépendance au capitalisme et à l’État centralisé.
Un second axe en tiissant des alliances interspécifiques et interclasses. Ce second axe repose sur la création d’alliances politiques inédites, notamment entre les humains et les non-humains. Cette approche, inspirée des cosmologies animistes et de la pensée des anthropologues, vise à faire du vivant un véritable sujet politique.
D’autres exemples concrets sont développés dans le livre par Allessandro PIGNOCCHI :
• Installer des nichoirs ou des mares dans des zones menacées d’artificialisation, pour créer des points d’ancrage écologiques et émotionnels.
• Intégrer les espèces animales dans la narration politique : faire des outardes ou des grenouilles des alliées des luttes, en tant qu’êtres avec lesquels des liens affectifs se tissent.
• Fédérer des coalitions sociales autour de ces liens sensibles, en dépassant les clivages entre classes populaires et bourgeoisie écologiste.
« L’outarde n’est pas qu’un enjeu environnemental. Elle est notre camarade de lutte. » Allessandro PIGNOCCHI
Cette approche vise à renforcer la dimension poétique, subversive et désirable de l’écologie, face à la rigidité technocratique de l’écologie de gouvernement.
Un manifeste graphique : politique et humour !
Comme dans ses précédents livres, Allessandro PIGNOCCHI alterne réflexion théorique et séquences de bande dessinée. On y retrouve ses oiseaux bavards, un anthropologue jivaro désabusé, ou encore Emmanuel Macron caricaturé en chef animiste cynique. Cette mise en scène humoristique, parfois absurde, permet de désamorcer la gravité du propos sans l’édulcorer.
Le dessin devient un vecteur de récit, de mise à distance, mais aussi d’engagement sensible. Le choix du format graphique renforce la cohérence de l’ouvrage, qui prône une politique de l’imaginaire autant que de la tactique.
Un refus de la compromission …
L’auteur affirme clairement sa rupture avec la classe dominante et les institutions néolibérales. À ses yeux, la transition écologique ne peut plus passer par les canaux traditionnels du pouvoir : elle doit émerger d’initiatives locales, solidaires, autonomes et offensives. Il a bien raison je pense.
« Il n’y a plus de compromis possible avec la classe dominante. » Allessandro PIGNOCCHI
Il s’agit d’assumer une ligne de conflictualité, mais sans tomber dans le désespoir ou la posture sacrificielle. L’émancipation écologique doit être construite collectivement, à partir du terrain, dans une dynamique de plaisir, de soin et de luttes concrètes.

Pour conclure : vers une écologie joyeuse et combative
Perspectives terrestres se distingue à la fois par sa clarté stratégique, son ancrage sensible, et sa capacité à relier des dimensions souvent dissociées : le politique, le poétique, le tactique, le vivant. Allessandro PIGNOCCHI y esquisse une écologie à la fois affective, concrète et radicale, portée par des alliances nouvelles et des formes de résistance inventives.
Plus qu’un manifeste, le livre est un outil de mobilisation, un appel à imaginer et à construire des formes de vie capables de résister, de subvertir et de régénérer. Je le recommande vivement !